Planification. Anticiper sa vieillesse et son propre départ
Corinne et François Dujardin* atteindront bientôt l’âge de la retraite. Ils partagent leurs réflexions à l’aube d’une remise envisagée prochainement.
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31 janvier 2025 à 09:00
La soixantaine engagée, Corinne et François Dujardin* sont assis à la table, complices et satisfaits. Ils ne peuvent pas témoigner ouvertement: leurs démarches ne sont pas encore abouties et ils vont partager des éléments de leur sphère intime. Se projeter dans la vieillesse et même envisager sa propre mort n’est jamais une démarche facile. Pourtant, ce couple à la tête d’une exploitation de 50 hectares en propre – il n’a jamais accepté de s’acquitter d’un loyer dans la région très élevé – active dans l’engraissement (volailles et bovins) et les grandes cultures, a décidé d’affronter cette réalité.
«Nous voulions d’abord prévoir les choses pour nous deux, mais aussi régler la reprise et le partage pour reprendre, en quelque sorte, le contrôle de notre destin. Nous sommes encore aptes à décider et pouvons parler librement à nos enfants», confient-ils, forts aussi d’une expérience de vie sous le même toit avec la génération précédente. «Je me suis sentie constamment coupable», confie l’épouse, déterminée à épargner cette situation à la génération suivante. Employée de commerce à temps partiel, parfois pour seulement quelques heures par semaine, elle n’a jamais cessé de s’investir activement dans l’exploitation. Celle-ci, d’abord orientée production laitière, a évolué au fil de ces trente dernières années vers l’engraissement avec la construction de plusieurs bâtiments dont une grande halle à volailles. Elle occupe aujourd’hui environ 3,5 EPT. Dans ses jeunes années, François a travaillé dans le bâtiment, entre autres comme chef de chantier: un atout supplémentaire et «l’immense chance» de profiter d’une vision externe aussi.
Éviter les conflits
Après avoir fait le point sur sa prévoyance, le couple a d’abord lancé un dialogue informel avec ses deux enfants, aujourd’hui trentenaires. Par chance – le couple est parfaitement conscient qu’il aurait pu en être autrement – les choses se sont très vite éclaircies car un seul des enfants se montre intéressé par la vie agricole. L’autre semble, par contre, très attaché à la maison familiale. Réalise-t-il qu’un jour il ne pourra plus y revenir de la même façon? «Probablement pas encore complètement.» Les échanges se mèneront non pas dans le respect d’un calendrier établi mais au gré du quotidien. Plusieurs options sont tour à tour envisagées. Le couple s’enrichit aussi des expériences alentour. Une chose est sûre, «nous tenons à ce que les dossiers de nos deux enfants soient bien séparés», partagent les époux qui abordent les difficultés avec la certitude de pouvoir y répondre.
Préserver sa qualité de vie
Après avoir échafaudé plusieurs scénarios, dont celui de s’établir sur l’exploitation, le couple a fini par se rabattre sur la solution de la construction d’une nouvelle maison au village, profitant d’acquérir une parcelle à bâtir disponible. «Un crédit obtenu pour le logement des parents, sur l’exploitation, est finalement un engagement de l’enfant. Comment faire si cela ne fonctionne pas entre nous?», questionne François. Le couple, particulièrement entrepreneur, bénéficie heureusement d’une situation financière saine, «due aussi à une vie engagée et peu dépensière, ainsi que des partenaires fiables et des investissements (rentables) continus». Il veut s’engager dans une construction durable et se préserver une bonne qualité de vie. Après qu’il ait quitté ce monde, le projet est que cette maison, séparée, revienne à son second enfant (lire ci-dessous).
Nouveau droit successoral
Petit à petit, tout le monde a fini par tomber d’accord. L’idéal sera donc de remettre l’entreprise prochainement au fils formé et de quitter l’exploitation pour lui permettre de construire son projet en toute autonomie, sans péjorer l’autre enfant du couple, qui héritera, lui, d’une maison, «mais plus tard», concèdent les parents. «Au départ, nous pensions qu’il serait plus juste d’attribuer une part de cette nouvelle maison au repreneur de l’entreprise agricole. Mais même si peut-être les parts ne sont pas rigoureusement égales – ce qui est impossible en soi – il semble plus prudent de ne pas mélanger les deux affaires. En copropriété, quand quelqu’un n’utilise pas un bien, ses priorités diffèrent de celui qui en profite. Par exemple, l’un voudrait rénover la cuisine, mais l’autre, qui ne l’utilise pas, pourrait refuser. Cela crée des conflits et complique la gestion.»
Pour confronter son projet et se rassurer, le couple a suivi une formation sur les successions, à Grangeneuve. Le droit successoral a été modernisé et permet aujourd’hui de disposer d’une plus grande partie de sa succession. En le quittant, le couple est renforcé. Son projet tient la route. Aucun élément juridique nouveau ne semble le mettre en cause.
Un précieux conseil
Les Dujardin sont conscients que la planification est une chose et la réalité une autre. Bien qu’ils tentent d’agir équitablement, ils ne se sentent, par exemple, pas à l’abri d’une mauvaise interprétation ultérieure d’un de leurs enfants. Un conjoint au point de vue différent pourrait aussi un jour s’immiscer et ils ne peuvent pas se protéger contre ce risque. Pour eux, la prochaine étape sera, entre autres, d’étudier les implications fiscales des prochaines décisions. Forts d’une traumatisante expérience liée à une fiduciaire peu sérieuse, le couple peut aujourd’hui s’appuyer sur un comptable fiable au regard critique qui connaît l’agriculture mais n’intègre pas les canaux institutionnels. Après avoir éclairci ces aspects, le couple contactera son notaire, bien au fait des questions agricoles. Corinne et François Dujardin envisagent de conclure un pacte successoral puisque sa marge de manœuvre est plus grande. Ce document devra être signé par tous les enfants.
Dans tous les cas, les Dujardin, qui tentent de rester fidèles à leur vision et s’informent en permanence, n’hésiteront pas à débourser pour se faire conseiller. «C’est de l’argent bien investi.» En aucune façon, ils ne voudraient se sentir pris dans un engrenage dont ils ne maîtrisent pas les rouages. Quant à la construction de la nouvelle maison, elle devrait, si tout se passe au mieux, débuter prochainement.
Des nouvelles dispositions depuis 2023
Dans le cadre de la révision du droit de succession, de nouvelles règles sont entrées en vigueur le 1er janvier 2023. Elles permettent plus de liberté dans la répartition de ses biens par testament ou pacte successoral, notamment par une modification de la part minimum de l’héritage qui doit obligatoirement revenir à certains héritiers et qui se nomme «réserve légale». Alors que celle du conjoint est maintenue telle quelle, désormais, la réserve légale au profit des parents tombe et celle des enfants est passée des trois quarts à la moitié de leur part légale. Ainsi, la quotité disponible (la part que le défunt peut librement attribuer) est de 50% de la succession totale.
Plus de possibilités
Les nouvelles règles permettre de privilégier son ou sa partenaire de vie car si, depuis longtemps, les époux et partenaires enregistrés peuvent se donner mutuellement le droit d’utiliser les biens (usufruit) de tout ce qui revient à leurs enfants communs, ils peuvent désormais s’attribuer la moitié de la succession en propriété au lieu d’un quart jusqu’alors, ceci toutefois après liquidation de leur régime matrimonial. En l’absence d’enfants, le partenaire de vie, époux ou concubin peut se voir attribuer l’ensemble de la succession, par testament ou pacte successoral, du fait que les père et mère du disposant n’ont plus droit à leur réserve.
Par ailleurs, depuis la dernière révision, un conjoint en procédure de divorce ne bénéficie plus automatiquement de la réserve héréditaire, une évolution qui facilite la gestion successorale, réduit les conflits avec les héritiers et offre une plus grande liberté dans la disposition des biens, notamment en cas de divorce prolongé.
Faire réviser ses dispositions
Enfin, les nouvelles règles pourraient permettent de faciliter la reprise d’exploitations agricoles, en particulier de celles qui n’atteignent pas la taille d’une entreprise au sens de la Loi sur le droit foncier rural (LDFR). Pour celles-ci, la valeur utilisée pour calculer l’héritage est souvent celle du marché (prix licite) et non la valeur de rendement. Par le truchement de l’attribution d’une plus grande part de l’héritage, le prix d’une telle entreprise peut donc se voir diminué pour le repreneur. Toutefois, il convient de préciser que les petites exploitations bénéficient également d’une certaine protection de la LDFR. Si le repreneur dispose déjà d’une entreprise agricole dépassant 1 UMOS et que la petite exploitation se situe dans son rayon d’exploitation, il pourra la reprendre à un prix équivalent au double de la valeur de rendement (art. 21 LDFR).
Action en réduction
Reste qu’en regard de ces nouvelles modifications, des dispositions rédigées avant le 1er janvier 2023 devraient être réexaminées pour s’assurer qu’elles reflètent toujours les volontés de ses auteurs. À noter que si une personne a donné une part trop importante de ses biens de son vivant au détriment des héritiers réservataires, ces derniers peuvent engager une action en réduction afin de rétablir leurs droits.
MR
Veiller à clarifier les choses
Pour les Dujardin, plusieurs questions restent en suspens. Par exemple, leurs dispositions doivent-elles être ajustées par des clauses spécifiques en cas de maladie ou d’invalidité d’un des conjoints? Si des soins devaient être financés, les enfants pourraient-ils être dessaisis d’une partie des biens dont ils hériteront? «Nous ne sommes pas encore au clair», avouent-ils.
Trouver de l’information
Un autre problème pourrait se poser: leur parcelle située en zone à bâtir mais acquise avant la reprise pourrait être soumise à la LDFR si elle est utilisée à des fins agricoles. Le fait que la maison qu’envisagent les Dujardin serve à loger la «génération sortante» pourrait être interprété comme tel. Là encore, il faudra vérifier que les choses soient clarifiées.
Lorsqu’il s’agit de préparer sa retraite ou la transmission de son patrimoine, il n’existe pas de solution universelle adaptable à tous. Le Code civil suisse (livre troisième sur les successions) et la Loi sur le droit foncier rural, entre autres, servent de base. Et pour y voir plus clair, l’aide-mémoire Femmes et hommes dans l’agriculture, bien que datant de 2014, reste encore d’actualité. Le site de l’Union suisse des paysannes et des femmes rurales dispense également de nombreuses informations.
MR
*Nom d’emprunt